Rilke & oncle Frank

Bryan Lecomte
7 min readApr 19, 2019

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Conversation entre Byron, 17 ans, et son oncle. (Résumé de qui est Rilke dans le précèdent article)

Je m’y prends mal Oncle Frank mais voilà, je suis tombé sur Les lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke la semaine dernière, je l’ai dévoré en une nuit — je l’admets il n’y a que 10 lettres entre Rilke et Kappus (étudiant et poète en devenir, Kappus demande des conseils à Rilke pour ses poèmes) — mais quelles lettres !

Il m’a donné l’envie d’écrire ! J’ai compris qu’outre la difficulté d’écrire, l’art est la seule chose qui résiste aujourd’hui. Tout est périssable et se détruit mais l’art, qui est là pour nous consoler de la vie disait Schopenhauer (tu vois je retiens tes leçons) est ce qui perdure. Alors moi aussi, comme Homère, Montaigne, Proust, Camus, Aragon ou encore Rilke, j’aimerais dire ce que j’ai à dire (tu m’excuseras de cette formulation).

Oncle Franck

T’as lair emballé ! Je suis ravi que tu sois tombé sur ce livre, il fait parti de mes favoris depuis longtemps.

Je vais commencer par te faire lire un extrait des Cahiers de Malte de Laurids Brigge, un autre de ses livres, qui rèsume merveilleusement ce que tu recherches.

“Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.(…) Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience qu’ils reviennent.
Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieux d’eux, se lève le premier mot d’un vers.” Rilke

Tout comme la littérature peut faire murir l’esprit, les Hommes, les voyages, les animaux, les plantes, toutes les choses qui t’entourent peuvent et doivent être source d’inspiration. Est-ce que Rimbaud aurait été un si grand poète s’il n’avait pas été un excellent élève et un fin connaisseur du monde grec et latin ? Certainement pas. Le génie est inné mais l’ouverture d’esprit et le travail sont à ta charge.
Dans les années 70–80, de nombreux sociologues se plaignaient de voir des ouvriers à vélo sur le chemin du travail car ils y voyaient des “Mozart assassinés”. Et bien, je ne le crois pas. Les génies finissent toujours par être reconnus mais en effet, ils se laissent une chance de l’être. Ce que je veux te dire par là, c’est que tu ne seras surement pas l’un de ces écrivains cités plus haut si tu n’as rien à dire, alors tu dois te poser la question de savoir si tu as réellement quelque chose à exprimer. Si tu es prêt à t’instruire, à voyager, à découvrir, à endurer la terrible mission qu’est écrire. Car “l’acte de création doit être une nécessité”(Rilke).

“ Personne ne peut vous conseiller, ni vous aider, personne. Il n’y a qu’un moyen, un seul, rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre coeur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir. C’est cela avant tout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : suis-je contraint d’écrire ?”Rilke

Books of Legend II — Joanna Wiszniewska Domanska

Byron

Quels sont les sujets à aborder ?

Je comprends mais j’ai envie d’écrire sur tout! Dois-je parler tout simplement de ce que je vois, de ce que je vis, de ce que j’aime ou de ce que je perds comme si j’étais le premier homme à en parler ? N’est-ce pas là trop courant, comme peuvent l’être des textes parlant d’amour ? Je ne veux me réfugier dans des sujets trop généraux; je ne veux pas parler de moi mais des autres. Tu connais ma passion pour Etty Hillesum et quand elle dit : « La vie est grande, bonne, passionnante, éternelle, et à s’accorder tant d’importance à soi-même, à s’agiter et à se débattre, on passe à côté de ce grand, de ce puissant et éternel courant qu’est la vie. » et bien cela je veux l’éviter. Pourtant, est-ce que n’est pas ce que fait un écrivain ? Parler de soi à travers les autres ?

Oncle Franck

Au début, écris sur ton enfance, sur ton quotidien et ensuite mets toi en mouvement, voyages.

“Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas; accusez-vous vous-même, dîtes-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses; car pour celui qui crée, il n’y a pas de pauvreté, ni de lieu pauvre, indifférent.”Rilke

Sers toi de ce qui t’entoure, des images, de tes rêves et de tes souvenirs; ils n’y sont que plus sincères. Rilke conseille justement à Kappus de commencer par son enfance en essayant de “faire remonter les sensations enfouies de ce vaste passé”. Celui qui crée doit être son propre univers, un monde à soi. Et c’est au nom de la création que tu auras quelque chose à dire.

Regarde Tara Westover dans Educated, fille de mormons, élevée dans une famille radicalisée qui l’a empêchée d’être scolarisée. Jusqu’à l’âge de 16 ans, elle n’avait pas mis un pied à l’école, elle n’avait même jamais entendu parler de l’Holocauste. Elle s’est battue, elle a travaillé et après être diplômée d’Oxford et d’Harvard, elle a écrit, à 30 ans, une autobiographie retraçant son enfance.
Ce besoin qu’elle a eu d’écrire, c’est une autre façon de posséder, de tirer vers soi les choses par des mots et des images, de se les approprier ainsi. Son autobiographie est aujourd’hui un bestseller. Elle a puisé sa manière d’écrire de son enfance, de ses souvenirs et ce n’est qu’après avoir vécu ces événements qu’elle a écrit son livre.

En ce qui concerne les voyages, Rilke, Nietzsche, Montaigne, Gauguin pour ne cité qu’eux, n’ont fait que voyager. Est-ce un hasard que Montaigne, même au 16ème siècle et à 47 a entreprit un voyage de 18 mois ? Cela aide, te force la rencontre avec autrui, à t’ouvrir, à être confronté à tes convictions dans des milieux différents. On oublie trop souvent que la première vertu du voyage c’est l’apprentissage qu’on reçoit.

J’aime beaucoup cette citation de Jim Harrison : “Nous sommes les lieux où nous avons été”.

Rilke voyageait pour provoquait des signes. Une oeuvre démarre toujours par un premier vers. C’est cela qu’il allait chercher dans chacun de ses voyages. “Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent.” (Montaigne) Tout comme Nietzsche, passant notamment par Bâle, Beaulieu-sur-mer ou encore Turin, voyait dans le corps l’initiateur du mouvement de l’esprit.

Byron

Ce que tu es en train de me dire c’est que je dois voyager et faire des recontres pour avoir la légitimité d’écrire ? N’est-ce pas Rilke qui recherchait la solitude avant tout ?

Oncle Franck

La solitude est formatrice

La solitude permet la création, elle est grande, difficile à porter, nécessaire mais elle est la conséquence de ton besoin d’écrire. “Rentrer en soi-même et ne rencontrer personne pendant des heures. (…) Etre solitaire comme on était solitaire, enfant, quand les adultes allaient et venaient dans un entrelacs de choses qui semblaient importantes et grandes parce que les grands paraissaient plongés dans un grand affairement et que l’on ne comprenait rien à ce qu’ils faisaient.
Mais quand on voit un jour combien leurs occupations sont pauvres, leurs métiers sclérosés, n’ayant plus aucun lien avec la vie — pourquoi dès lors ne pas continuer, comme un enfant, à les regarder comme quelque chose d’étranger, depuis les profondeurs de son propre monde ?”

Lectura — Laeticia Felgueroso

Oncle Franck

je contemple, je rêve et j’imagine.

Nourris ton esprit de moments contemplatifs. Nourris ton écriture d’une grande imagination, car l’imaginaire c’est la vie et que tout début de phrase doit être une expérience onirique.

“La carte du monde n’est tracée que dans les songes.” G.Bachelard

Bachelard a raison, si tu y ajoutes ton imagination, le monde n’est pas que vaste, il est infini.

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Bryan Lecomte

”Nous sommes les lieux où nous avons été. “ J.Harrison